Le grimoire de famille, recueil des recettes transmises de génération en génération, est-il dépassé ?Après l’entrée dans nos cuisines des émissions de télévision puis des recttes numériques du blog – marmiton.org en tête – les réseaux sociaux se mettent aux fourneaux. Vidéos courtes accompagnées de musique, visuels travaillés et mise en scène de la cuisine : les nouveaux codes d’Instagram et TikTok bousculent le monde culinaire.
La cuisine du Nord a longtemps été négligée, et est restée enfermée dans des traditions familiales sans dépasser les frontières. Pourtant, en 2023, la région Hauts-de-France a été nommée capitale de la gastronomie.
C’est pour fêter cette toute nouvelle reconnaissance de la gastronomie nordiste que le chef Alexandre Gauthier a mis en place une collecte scientifique des cahiers de recettes dans tout le territoire. Un projet appelé la Cuisinerie, qui rappelle l’importance des traditions écrites de la cuisine. En parallèle, les réseaux sociaux et plus généralement Internet s’accaparent l’apprentissage de la cuisine : alors, quel avenir pour ces fameuses traditions ?

Un des concepts phares de la présence de la cuisine sur les réseaux sociaux, c’est celui du foodporn. Ce sont des vidéos et des photos érotisant la cuisine, un moyen de faire des vues et surtout de donner envie d’aller à un restaurant, de commander des plats ou de cuisiner. Les créateurs de ces contenus sont généralement surnommés “foodie”, c’est-à-dire un gourmet. Comment les reconnaître ? Il postent régulièrement des photos de leurs assiettes. La food a quant à elle a tout intérêt à investir les réseaux sociaux, notamment pour gagner en visibilité auprès des jeunes et, pourquoi pas, susciter des vocations. C’est aussi via les Instagram, TikTok et Pinterest que la gastronomie peut reprendre ses droits dans une société où des plats entièrement préparés sont accessibles en un clic. Conséquence : des célébrités liées au monde de la cuisine émergent, et Internet devient une banque quasi inépuisable de recettes accessibles gratuitement.
Le public achète de plus en plus les ouvrages publiés par influenceurs « food« , dont les ventes dépassent celles des chefs établis. C’est le cas de Diego Alary, le chef français le plus suivi sur TikTok, qui a très bien vendu son Guide des recettes faciles et pas chères sorti en 2021. D’autres cuisiniers, connus eux grâce au petit écran, sont très bien placés : Cyril Lignac était troisième des meilleures ventes de livres de l’année 2020 avec Fait Maison. L’effet confinement avait en plus boosté les ventes : le public avait de nouveau le temps de cuisiner.
L’influence food
En 2022, 80 % des restaurants communiquent sur les réseaux sociaux en France. Ce média devient un passage presque obligatoire pour tous les chefs désireux de créer le succès de leur établissement, d’autant que certains sont devenus célèbres grâce aux réseaux sociaux. C’est le cas du chef Guillaume Sanchez, connu du grand public notamment grâce à sa participation dans la saison 8 de l’émission de M6 Top Chef. Le fondateur du restaurant étoilé NE/SO aux presque 100 000 followers sur Instagram est allé encore plus loin : il a monté en 2021 sa propre agence de communication numérique dédiée à la cuisine, Solide Agency.
Instagram est une plateforme particulièrement adaptée au contenu gastronomique, qui représente 38 % des posts. Entre les photos d’assiettes, interviews de chefs, challenges culinaires et vidéos de recettes, la cuisine y est omniprésente. Les anciens blogueurs en herbe deviennent alors des photographes culinaires et partagent quotidiennement leur plat maison ou commandé en restaurant. Ces coups de pub sont avantageux pour les chefs, qui peuvent attirer une clientèle différente des habitués du gastronomique en créant une curiosité chez les plus jeunes. Mais l’effet réseaux sociaux peut en agacer certains. La moitié des 18-24 ans prennent en photo leurs plats et partagent sur les réseaux sociaux leur assiette. Le chef Guillaume Sanchez décrie cette habitude : « Moi, ça me soûle. Typiquement, dans mon restaurant, le plat est servi pile à la bonne température. Donc quand on met 5 minutes à choisir son angle avant de le manger, on ne profite pas de l’expérience. D’ailleurs, l’éclairage du NE/SO est volontairement trop sombre pour que les photos rendent bien. »
Les avis sur Google ainsi que les recettes pas à pas filmées et postées deviennent même des passages obligés pour tout restaurant qui souhaite attirer. La présence numérique des établissements est donc un facteur non négligeable pour jouer sur son succès économique. En effet, 80 % des Français déclarent choisir leur table en fonction des informations sur le Web, et plus de la moitié des 18 – 24 ans se disent intéressés par la gastronomie. C’est ce qui explique en partie l’émergence des influenceurs dédiés à la food.
Cécile Michel, fondatrice du compte Instagram @macuisineenthousiaste, arrive aujourd’hui à vivre de ses contenus. « Je suis arrivée sur Instagram tôt : j’avais déjà un blog de cuisine assez suivi, et un concept clair. Pour se faire une place dans ce secteur, il faut trouver sa branche : pour ma part, c’est la cuisine anti-gaspillage. » Sortie d’école de commerce, la jeune entrepreneuse propose aussi des ateliers de cuisine, que ce soit pour les particuliers ou les séminaires d’entreprises. Un business particulièrement lucratif que lui a permis sa notoriété sur les réseaux sociaux : elle compte plus de 100 000 followers sur Instagram. « C’est après avoir ouvert mon blog que j’ai passé mon CAP (Certificat d’Aptitude Professionnelle) de cuisine. Au début, c’était plus un loisir, maintenant, c’est devenu mon métier à plein temps. » Comme d’autres stars de la cuisine sur Internet, la chef Cécile Michel a pu publier cinq livres de recettes grâce à sa popularité. Un revenu de droits d’auteurs qui se rajoute aux autres possibilités économiques de l’influence sur les réseaux sociaux : placements de produits, sponsoring, challenges …
Les recettes numériques
Comme une immense bibliothèque disponible en permanence, Instagram, TikTok et Pinterest abondent de contenu culinaire destiné à tout type de public. Triées par niveau de difficulté, par régime alimentaire ou par prix, les vidéos explicatives, pas à pas, sont particulièrement prisées. En termes de temps aussi, il est plus facile de chercher sur internet une recette de tarte au citron plutôt que d’ouvrir le gros livre de recettes. « On tape dans la barre de recherche le plat qui nous intéresse et on tombe directement sur des recettes pas à pas, avec différentes variantes. C’est très pratique, plus que de devoir se souvenir dans quel livre est quel plat » explique Margaux, 25 ans et grande consommatrice de recettes sur les réseaux sociaux. Elle fait une distinction entre les contenus sur TikTok, qui sont plus des tutoriels, et les inspirations photographiques qu’elle voit passer sur Instagram. Cette ancienne cuisinière en restauration explique pourtant n’utiliser « les réseaux sociaux que pour trouver de nouvelles inspirations, que ce soit en terme recettes à proprement parler, d’associations, ou de dressage d’assiettes auxquels je n’aurais pas pensé. » Les recettes basiques, elles les a à portée de main dans son dictionnaire, avec lequel elle a passé son baccalauréat professionnel de cuisine. « Dedans, il y a toutes les sauces, les plats et les desserts traditionnels français. Mais c’est bourré de termes techniques, les livres sont souvent plus difficiles d’accès pour ceux qui n’ont pas une grande culture culinaire. »
« Le problème des recettes sur les réseaux sociaux ou sur Internet en général, c’est qu’il est difficile – voir impossible – de retrouver exactement la même que celle qu’on avait fait, et qui avait bien marché » regrette Simone, 58 ans. S’il est possible d’enregistrer ou d’épingler les contenus qui nous intéresse, ce n’est pas un réflexe pour tout le monde. Cette mère de famille raconte son rapport aux livres de recettes. « En print, il y a l’avantage de pouvoir annoter les recettes, et transmettre la cuisine traditionnelle de chaque famille. Et puis, c’est plus lisible que sur un écran de téléphone, il n’y a pas de publicités. » C’est aussi la qualité d’objet de lecture à proprement parler, renfermant des récits de voyages et des souvenirs, qui rend le livre plus attirant, rajoute-t-elle. « J’ai le sentiment que les vidéos sur les réseaux sociaux sont plus faites pour donner envie et vendre, plutôt que pour transmettre un savoir-faire. Sur Instagram, c’est vraiment le visuel qui compte : on ne renseigne pas forcément les dosages par exemple. Par contre, les recettes en vidéos sont vraiment utile pour apprendre un geste technique qu’il est difficile d’expliquer en photo ou à l’écrit. »

« Le public de mes réseaux sociaux et celui de mes livres n’a rien à voir » renchérit Guillaume Sanchez. « En termes de génération, les gens n’ont pas le même rapport au livre de recettes et aux réseaux sociaux. Donc je m’adapte en fonction : je suis plus blagueur sur internet, plus technique dans les livres. » À la question de savoir ce qui est le plus pratique entre les recettes sur Internet ou dans un livre, la réponse dépend donc de ce que l’on cherche.
Le livre de recettes a-t-il un avenir ?
Gratuité, disponibilité, pédagogie : les avantages des recettes sur les réseaux sont certes nombreux, mais ils n’enterreront pas les livres de recettes selon Ronite Tubiana, directrice éditoriale du département Art de Vivre de Flammarion. « Malgré l’émergence des influenceurs sur les réseaux, qui a été accélérée par le confinement, le livre de recettes a de belles années devant lui. Le Covid a fait que les gens sont retournés aux fourneaux et se sont intéressés à ce qu’il y avait dans leur assiette. Et même s’il ya beaucoup de contenu gratuit sur Internet, ça n’a pas empêché les succès éditoriaux comme par exemple le livre de Cyril Lignac. » Confinés, les jeunes se sont mis à cuisiner de manière simple et pas chère, ce qui a créé un nouveau marché. « Les influenceurs food ont donc émergé. Mais pour 100 TikTokeurs, peu vont finalement sortir un livre, et encore moins vont rencontrer le succès. Toutefois, il y a un marché, il faut juste trouver le bon filon et la manière d’en parler. »
Pour miser sur le bon profil, les maisons d’édition utilisent la popularité sur les réseaux pour jauger le potentiel de leurs futurs auteurs, explique Ronite. « Il y a deux approches. Soit on prend quelqu’un qui est en phase de croissance, à 5 ou 10 000 folllowers, qu’on accompagne dans la constitution de sa communauté. Soit on prend quelqu’un de déjà repéré, mais là, c’est la course à l’éditeur, il faut être plus rapide que les collègues. » Au-delà de ce réel marqueur qu’est devenue la présence numérique, il faut pouvoir se démarquer dans les étals des libraires qui débordent de livres de cuisine. Mais si l’effet Covid avait effectivement boosté les ventes du secteur, celles-ci ont baissé de 18 % en 2022 par rapport à 2021, d’après une étude GFK.
Finalement, les réseaux sociaux ont bousculé notre façon de faire de la cuisine. Mais sûrement pas au point de détrôner le traditionnel livre de cuisine, qui présente les avantages de la practicité, de l’annotation, et de l’attachement sentimental. D’ailleurs, les vidéos des recettes n’ont pas l’objectif de le détrôner, mais plutôt de donner envie au public de retourner aux fourneaux.
Eva Kling