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Pas de quartier pour la tomate française !

En France, consommer de la tomate fraîche est devenu si banal qu’on en oublierait presque qu’il s’agit d’un produit de saison. Pour en avoir toute l’année, l’Hexagone importe massivement, principalement du Maroc et d’Espagne. Des produits très compétitifs qui font de l’ombre à la tomate tricolore. Au point de l’évincer ?

Dans les foyers, les restaurants ou sur les étals, les tomates se consomment toute l’année. On en oublierait presque que sa saison dans l’Hexagone commence en mars et se termine en octobre. Un Français en consomme plus de 14 kilos par an d’après le ministère de l’Agriculture. Et ce chiffre ne prend même pas en compte les sauces, coulis et autres purées inclus dans les aliments transformés.

Mais les tomates françaises font grise mine. Après un passage par un maximum dans les années 2000, la production a été divisée par 3 en 20 ans. Et l’Europe facilite l’arrivée de produits d’importation sur son sol. En 1996, les Vingt-Sept signent avec l’Etat marocain un traité, baptisé « tomates contre blé », pour libéraliser la circulation de produits agricoles. Une main d’œuvre à faible coût, un ensoleillement supérieur et un régime douanier plus favorable provoquent l’afflux de produits très compétitifs dans les supermarchés français. 

Selon une étude du Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes, le Maroc et l’Espagne ont fourni, en 2020, 80 % des tomates fraîches importées en France. Et quand les importations augmentent, la production française diminue. Moins 3 % en 2021 d’après l’organisme d’évaluation agricole Agreste. Et le nombre de producteurs et de surfaces d’exploitation ne font que réduire depuis 2004 d’après un rapport du Sénat. Et pourtant, la production reste relativement stable. Pourquoi ? L’évolution des techniques et des semences qui augmentent le rendement à l’hectare.

En France, le hors-sol s'impose

Les trois-quarts de la production française se concentrent en Bretagne, dans le Sud-Est et dans le Sud-Ouest, selon l’établissement France AgriMer. Dans un communiqué, Laurent Bergé, le président du principal syndicat de la culture de tomates en France, souligne que la majorité des producteurs de tomates en France ont adopté la culture hors-sol.

Introduite dans l’Hexagone dans les années 70, cette méthode consiste à « recréer des conditions comparables aux milieux d’origine des tomates, afin de permettre à la France de produire localement, tout en absorbant sa croissance de consommation », d’après le président de l’association.

Le principe ? Substituer la terre par un substrat, comme des pains de fibre de coco ou des billes d’argile. Un liquide chargé d’azote, de phosphore et des différents oligo-éléments est ensuite injecté par un réseau d’eau fermé. « Les racines des plantes baignent dans la solution nutritive », explique un ancien employé de Savéol, Germain Gelles, ce qui n’est pas consommé par des pieds de tomates et renvoyé dans le circuit ». Et les apports nutritifs ne sont pas les seuls facteurs que les exploitants peuvent faire varier. Température, aération, humidité… Tous les paramètres sont pilotables pour garantir des conditions optimales de croissance.

ENCADRE : d’où vient la tomate ?

La tomate est originaire d’Amérique du Sud. Cultivée pour la première fois au Mexique par les Aztèques, elle fut surnommée "tomalt". En Europe, il faudra attendre le XVIe siècle pour la voir débarquer sur les tables des notables. Un trésor ramené par les Espagnols et les Portugais après la découverte de l’Amérique.

Même si plus de 4000 variétés sont aujourd’hui cultivées sur le Vieux continent, la tomate n’en reste pas moins une plante tropicale. Température supérieure à 24°C, sensibilité aux variations de chaleur, besoin en lumière ou taux d’humidité important, les plants requièrent des conditions spécifiques. Ce qui fait d’elle, avec le concombre, la production la plus énergivore.

Pour Alain Delebecq, conseiller pour le groupement Bio en Hauts-de-France, la culture de la tomate hors-sol s’est développée pour lutter contre mildiou. Ce champignon parasite connaît une recrudescence dans les années 70-80, avec l’arrivée sur le sol européen de nouvelles souches. Provenant du Mexique, elles résistent à la plupart des fongicides utilisés dans les exploitations.

En parallèle, de nouveaux gènes de résistance au mildiou sont découverts et insérés dans des variétés hybrides fixées, les F1. Obtenues par croisement, elles possèdent une très grande stabilité. En clair : ces plantes produisent des fruits avec le même goût, aspect et couleur. « L’agro-industrie a tendance à standardiser pour garantir la même qualité à tous », souligne Roland Robin, le vice-président de l’association Jardin des tomates qui sauvegarde des variétés anciennes. Mais le travail des ingénieurs agronomes va beaucoup plus loin, puisqu’ils savent modifier d’autres paramètres comme la durée de conservation, la résistance aux maladies ou le rendement.

Si la culture hors-sol permet d’obtenir de meilleurs rendements, les fruits sont aussi plus proches les uns des autres. Et dans ce contexte, les maladies deviennent plus difficiles à éradiquer. @ Aleksandr Malofeev / Unsplash

Et en couplant ces variétés à la gestion précise de la culture hors-sol… un ravissement pour les géants de l’agroalimentaire. LA solution miracle ? Pas vraiment pour Laurent Minet, un ingénieur belge qui a conduit une étude sur le mildiou au Centre technique horticole de Gembloux.

Pour Serge Simon, ingénieur spécialisé dans la production de tomates sous serre, le choix de la culture n’est pas si évident. « Si la parcelle concernée possède une terre de qualité, le hors-sol ne se justifie pas toujours », précise-t-il. Et le scientifique va plus loin. Produire avec cette méthode de culture est un « non-sens » selon lui, surtout si on veut aller vers un modèle durable. « L’agriculture - en particulier biologique - cherche à trouver des solutions pour utiliser les parcelles sans épuiser les sols. Si on coupe le lien à la terre, on va à contresens de la marche du monde. » 

Une tomate sur trois provient de l'étranger

Selon le Sénat, 632 000 tonnes de tomates ont été produites en France au cours de l’année 2022. Mais un quart de la production est transformée en concentrés, conserves ou jus. Finalement, 405 000 tonnes de fruits arriveront sur les étals français. 

Et l’Hexagone importe en quantité. 507 000 tonnes en 2020, qui le place troisième importateur mondial. Mais attention, une grande part des conteneurs ne sont pas déchargés dans l’Hexagone. En effet, ils transitent par le marché Saint-Charles International de Perpignan, avant de continuer leur route vers les autres pays européens. 200 000 tonnes environ en partance pour l’Allemagne, les Pays-Bas, l'Espagne ou la Pologne. Au final, la commission du Sénat précise que 36 % des tomates fraîches consommées en France proviennent de l’extérieur.

Deux tiers des tomates importées arrivent en contre-saison. Mais pourquoi – quand on sait contrôler les paramètres climatiques – ne pas produire continuellement en France ? Car – au-delà des avantages des produits d’importation - se passer du rythme des saisons coûte cher.

Le principal frein : la température. Selon Marc Nesonson, chauffagiste spécialiste des serres, les infrastructures sont maintenues à 24 °C la journée durant la saison pour assurer un maximum de rendement. Et le mercure augmente encore de 2°C au moment de la maturation des fruits, en juin et juillet. Pour chauffer, les producteurs ont recours à des chaudières à gaz. Mais en période de gel, quand le marché de l’énergie est tendu, maintenir des serres à bonne température n’est pas rentable.

A cela s’ajoute la luminosité. Pour qu’une tomate développe ses arômes, elle doit être suffisamment exposée à la lumière. « Dans les serres, on rajoute des lampes photosynthétiques pour prolonger la durée du jour et maximiser la croissance de plantes », explique Germain Gelles, un ancien technicien agricole de Savéol, chargé de cette étape de production dans une serre bretonne. Durant les jours les plus raccourcis et les moins lumineux de l’année, les lampes devraient fonctionner à plein régime pour compenser. Et ça consomme !

Mais les factures d’énergies ne découragent pas les producteurs. Les petits exploitants ont même tendance à utiliser davantage de lumière et de gaz comme le précise Marc Nesonson. Cette pratique, rapportée au chauffagiste par plusieurs clients, a pour objectif de produire des tomates précoces « Les gros producteurs raflent les marchés auprès des grandes enseignes en été. Les plus petites structures essaient de vendre leur production avant cette période pour espérer décrocher des contrats avant juillet/août ».

Et sans parler des coûts fixes : main-d’œuvre, achats de produits phytosanitaires, entretien des installations ou encore irrigation. Pour ce dernier point, les professionnels ne sont pas véritablement impactés. Dans la quasi-totalité des régions françaises, des arrêtés préfectoraux ont été pris pour limiter l’arrosage. Mais toutes les pratiques n’étaient pas concernées : « On avait le droit d’arroser les cultures par aspersions en plein champ jusqu’à 10 h le matin et après 18 h le soir. Par contre, l’irrigation au goutte à goutte, en journée, on avait le droit », explique Germain Gelles. Dans le Finistère, David Derrien président de l’association A quoi ça serre ?, précise qu’en Bretagne, la position dominante des exploitants de serres, leur ont permis « d’obtenir des dérogations préfectorales pour continuer de puiser dans les nappes, alors même que les plans sécheresse étaient toujours en vigueur ».

Miser sur la qualité pour survivre...

Au niveau européen, la production de tomates décroît également. Le dernier rapport de la commission sur la sécurité alimentaire souligne aussi que les importations hors UE sont en hausse constante. Clap de fin pour cette production ? Pour Germain Gelles, les exploitations tricolores survivront grâce au goût. « Les tomates ne sont jamais récoltées à pleine maturité au Maroc ou en Espagne, donc elles n’ont pas pu développer toutes leurs saveurs », précise-t-il.

Pour qu’une tomate arrive bien rouge en rayon, elle doit être récoltée avant sa pleine maturité. Elle continuera à mûrir durant le transport, donc plus les produits viennent de loin, moins ils seront gorgés de lumière. « Même la tomate Savéol qui pousse dans la flotte arrivera plus mûre qu’une tomate d’importation », ajoute l’exploitant qui cultive aujourd’hui la tomate en agriculture biologique.

Les industriels possèdent des nuanciers reprenant les différentes teintes de la tomate. Plus les fruits feront de la distance, moins ils seront colorés, afin de continuer à mûrir durant le transport. @ davehan2016 / Pixabay

La deuxième chose qui entre en ligne de compte est les propriétés du sol « Une même variété de tomate plantée en plein champ ou dans un pain de laine de roche, le goût sera totalement différent, » souligne-t-il. Les propos de Serge Simon, spécialiste du fruit, vont dans le même sens : « la solution nutritive ne reproduit pas vraiment la complexité d’un sol. Les tomates n’auront forcément pas la même richesse aromatique », déclare l’ingénieur agronome. 

Une perte de saveur dénoncée depuis plusieurs décennies par Roland Robin qui conserve des variétés anciennes au château de Landiras, à 30 minutes de Bordeaux. « Des tomates hybrides utilisées par l’industrie pour nourrir les foules, qui dégagent des rendements intéressants, mais souvent au détriment du goût », se désole-t-il.

ENCADRE : les tomates anciennes

« Les tomates vendues « anciennes » sont en réalité des tomates hybrides. On en trouve de toutes les couleurs dans la grande distribution », explique Roland Robin, vice-président d’une association de conservation de variétés de tomates. Rouge, orange, noir… Les tomates – d’appellation commerciale ancienne – vendues à prix d’or dans les supermarchés ne le sont pas vraiment. La Green Zebra - qu’on retrouve en bonne place sur les étals - n’est pas si vieille. Elle a été créée en 1985 par un célèbre hybrideur américain, Tom Wagner.

L’utilisation de variétés anciennes par l’industrie relève selon lui « d’une arnaque ». « Les hybrideurs cherchent tous les jours à fixer de nouvelles variétés pour améliorer les productions ». Mais pour Roland Robin, « le consommateur n’y voit que du feu, son goût ayant été altéré par des décennies de produits issus de la grande distribution ».

Selon la loi, pour qu’une semence soit commercialisée, elle doit être inscrite au Catalogue officiel des espèces et des variétés de plantes cultivées en France. En 2023, 538 variétés de tomates y sont cataloguées. Mais seulement deux semences non hybrides – la tomate anacœur et la tomate cerise – peuvent être utilisées par les agriculteurs. Pour les autres variétés anciennes, elles sont commercialisables, mais restent majoritairement à destination des jardiniers amateurs. Sur les sachets de semences, la mention « variétés dont le produit de la récolte est principalement destiné à l'autoconsommation » est écrite. Selon une directive de la Commission européenne datée de novembre 2009, ces semences peuvent aussi être utilisées « dans des conditions agrotechniques, climatiques ou pédagogiques spécifiques ». 

...ou être à la recherche d'un prix

Pour que la production française se développe, le passionné affirme que les clients doivent d’abord réapprendre à apprécier ce produit : « Les tomates arrivent au mois de mars et sont consommables jusqu’à d’août. Après, il n’y en a plus », martèle-t-il.

Dans le Nord, la filière tomate n’est pas industrialisée. A part une grande structure faisant du hors-sol, les tomates sont surtout cultivées en pleine terre, sous des bâches et au sein de petites exploitations. Une production ensuite écoulée en local et qui s’en est « plutôt bien tirée face aux ralentissements du Covid, l’inflation et la concurrence étrangère » explique Alain Delebecq, le conseiller du groupement Bio en Hauts-de-France. Dans un contexte où la production de tomates françaises d’industrie ralentit.

En hors-sol, sous serre ou en plein champ, cultiver de la tomate peut se faire de plusieurs façons avec pour chacune des méthodes, ses avantages et ses inconvénients. @ Janusz Walczak / Pixabay

Réapprendre à consommer à la bonne période de l’année et de facto diminuer les importations. Possible pour Roland Robin. Mais l’évolution du marché dans l’Hexagone tend à aller en sens inverse, la consommation de tomates augmentant d’année en année. C’est que cette star de l’été s’est imposée au fil des décennies dans nos assiettes, à grand renfort de campagnes publicitaires qui la banalisent encore davantage.

La problématique du prix a aussi toute son importance, boostée par le contexte inflationniste : « Le consommateur n’est plus à la recherche de qualité, mais d’un prix », remarque Germain Gelles sur son exploitation. Et cette tendance profite aux produits d’exportation. Mais imaginez un instant. Une tomate récoltée à moins de 30 kilomètres de chez vous, parée de ses plus belles couleurs et d’une saveur exquise. Un plaisir de saison qui n’a pas de prix !

Benjamin Houry

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Recettes 2.0 : la fin du livre ?

Le grimoire de famille, recueil des recettes transmises de génération en génération, est-il dépassé ?Après l’entrée dans nos cuisines des émissions de télévision puis des recttes numériques du blogmarmiton.org en tête – les réseaux sociaux se mettent aux fourneaux. Vidéos courtes accompagnées de musique, visuels travaillés et mise en scène de la cuisine : les nouveaux codes d’Instagram et TikTok bousculent le monde culinaire. 

La cuisine du Nord a longtemps été négligée, et est restée enfermée dans des traditions familiales sans dépasser les frontières. Pourtant, en 2023, la région Hauts-de-France a été nommée capitale de la gastronomie.

C’est pour fêter cette toute nouvelle reconnaissance de la gastronomie nordiste que le chef Alexandre Gauthier a mis en place une collecte scientifique des cahiers de recettes dans tout le territoire. Un projet appelé la Cuisinerie, qui rappelle l’importance des traditions écrites de la cuisine. En parallèle, les réseaux sociaux et plus généralement Internet s’accaparent l’apprentissage de la cuisine : alors, quel avenir pour ces fameuses traditions ?

Un des concepts phares de la présence de la cuisine sur les réseaux sociaux, c’est celui du foodporn. Ce sont des vidéos et des photos érotisant la cuisine, un moyen de faire des vues et surtout de donner envie d’aller à un restaurant, de commander des plats ou de cuisiner. Les créateurs de ces contenus sont généralement surnommés “foodie”, c’est-à-dire un gourmet. Comment les reconnaître ? Il postent régulièrement des photos de leurs assiettes. La food a quant à elle a tout intérêt à investir les réseaux sociaux, notamment pour gagner en visibilité auprès des jeunes et, pourquoi pas, susciter des vocations. C’est aussi via les Instagram, TikTok et Pinterest que la gastronomie peut reprendre ses droits dans une société où des plats entièrement préparés sont accessibles en un clic. Conséquence : des célébrités liées au monde de la cuisine émergent, et Internet devient une banque quasi inépuisable de recettes accessibles gratuitement.

Le public achète de plus en plus les ouvrages publiés par influenceurs « food« , dont les ventes dépassent celles des chefs établis. C’est le cas de Diego Alary, le chef français le plus suivi sur TikTok, qui a très bien vendu son Guide des recettes faciles et pas chères sorti en 2021. D’autres cuisiniers, connus eux grâce au petit écran, sont très bien placés : Cyril Lignac était troisième des meilleures ventes de livres de l’année 2020 avec Fait Maison. L’effet confinement avait en plus boosté les ventes : le public avait de nouveau le temps de cuisiner.

L’influence food

En 2022, 80 % des restaurants communiquent sur les réseaux sociaux en France. Ce média devient un passage presque obligatoire pour tous les chefs désireux de créer le succès de leur établissement, d’autant que certains sont devenus célèbres grâce aux réseaux sociaux. C’est le cas du chef Guillaume Sanchez, connu du grand public notamment grâce à sa participation dans la saison 8 de l’émission de M6 Top Chef. Le fondateur du restaurant étoilé NE/SO aux presque 100 000 followers sur Instagram est allé encore plus loin : il a monté en 2021 sa propre agence de communication numérique dédiée à la cuisine, Solide Agency. 

Instagram est une plateforme particulièrement adaptée au contenu gastronomique, qui représente 38 % des posts. Entre les photos d’assiettes, interviews de chefs, challenges culinaires et vidéos de recettes, la cuisine y est omniprésente. Les anciens blogueurs en herbe deviennent alors des photographes culinaires et partagent quotidiennement leur plat maison ou commandé en restaurant. Ces coups de pub sont avantageux pour les chefs, qui peuvent attirer une clientèle différente des habitués du gastronomique en créant une curiosité chez les plus jeunes. Mais l’effet réseaux sociaux peut en agacer certains. La moitié des 18-24 ans prennent en photo leurs plats et partagent sur les réseaux sociaux leur assiette. Le chef Guillaume Sanchez décrie cette habitude : « Moi, ça me soûle. Typiquement, dans mon restaurant, le plat est servi pile à la bonne température. Donc quand on met 5 minutes à choisir son angle avant de le manger, on ne profite pas de l’expérience. D’ailleurs, l’éclairage du NE/SO est volontairement trop sombre pour que les photos rendent bien. »

Les avis sur Google ainsi que les recettes pas à pas filmées et postées deviennent même des passages obligés pour tout restaurant qui souhaite attirer. La présence numérique des établissements est donc un facteur non négligeable pour jouer sur son succès économique. En effet, 80 % des Français déclarent choisir leur table en fonction des informations sur le Web, et plus de la moitié des 18 – 24 ans se disent intéressés par la gastronomie. C’est ce qui explique en partie l’émergence des influenceurs dédiés à la food

Cécile Michel, fondatrice du compte Instagram @macuisineenthousiaste, arrive aujourd’hui à vivre de ses contenus. « Je suis arrivée sur Instagram tôt : j’avais déjà un blog de cuisine assez suivi, et un concept clair. Pour se faire une place dans ce secteur, il faut trouver sa branche : pour ma part, c’est la cuisine anti-gaspillage. » Sortie d’école de commerce, la jeune entrepreneuse propose aussi des ateliers de cuisine, que ce soit pour les particuliers ou les séminaires d’entreprises. Un business particulièrement lucratif que lui a permis sa notoriété sur les réseaux sociaux : elle compte plus de 100 000 followers sur Instagram. « C’est après avoir ouvert mon blog que j’ai passé mon CAP (Certificat d’Aptitude Professionnelle) de cuisine. Au début, c’était plus un loisir, maintenant, c’est devenu mon métier à plein temps. » Comme d’autres stars de la cuisine sur Internet, la chef Cécile Michel a pu publier cinq livres de recettes grâce à sa popularité. Un revenu de droits d’auteurs qui se rajoute aux autres possibilités économiques de l’influence sur les réseaux sociaux : placements de produits, sponsoring, challenges … 

Les recettes numériques

Comme une immense bibliothèque disponible en permanence, Instagram, TikTok et Pinterest abondent de contenu culinaire destiné à tout type de public. Triées par niveau de difficulté, par régime alimentaire ou par prix, les vidéos explicatives, pas à pas, sont particulièrement prisées. En termes de temps aussi, il est plus facile de chercher sur internet une recette de tarte au citron plutôt que d’ouvrir le gros livre de recettes. « On tape dans la barre de recherche le plat qui nous intéresse et on tombe directement sur des recettes pas à pas, avec différentes variantes. C’est très pratique, plus que de devoir se souvenir dans quel livre est quel plat » explique Margaux, 25 ans et grande consommatrice de recettes sur les réseaux sociaux. Elle fait une distinction entre les contenus sur TikTok, qui sont plus des tutoriels, et les inspirations photographiques qu’elle voit passer sur Instagram. Cette ancienne cuisinière en restauration explique pourtant n’utiliser « les réseaux sociaux que pour trouver de nouvelles inspirations, que ce soit en terme recettes à proprement parler, d’associations, ou de dressage d’assiettes auxquels je n’aurais pas pensé. » Les recettes basiques, elles les a à portée de main dans son dictionnaire, avec lequel elle a passé son baccalauréat professionnel de cuisine. « Dedans, il y a toutes les sauces, les plats et les desserts traditionnels français. Mais c’est bourré de termes techniques, les livres sont souvent plus difficiles d’accès pour ceux qui n’ont pas une grande culture culinaire. » 

« Le problème des recettes sur les réseaux sociaux ou sur Internet en général, c’est qu’il est difficile – voir impossible – de retrouver exactement la même que celle qu’on avait fait, et qui avait bien marché » regrette Simone, 58 ans. S’il est possible d’enregistrer ou d’épingler les contenus qui nous intéresse, ce n’est pas un réflexe pour tout le monde. Cette mère de famille raconte son rapport aux livres de recettes. « En print, il y a l’avantage de pouvoir annoter les recettes, et transmettre la cuisine traditionnelle de chaque famille. Et puis, c’est plus lisible que sur un écran de téléphone, il n’y a pas de publicités. »  C’est aussi la qualité d’objet de lecture à proprement parler, renfermant des récits de voyages et des souvenirs, qui rend le livre plus attirant, rajoute-t-elle. « J’ai le sentiment que les vidéos sur les réseaux sociaux sont plus faites pour donner envie et vendre, plutôt que pour transmettre un savoir-faire. Sur Instagram, c’est vraiment le visuel qui compte : on ne renseigne pas forcément les dosages par exemple. Par contre, les recettes en vidéos sont vraiment utile pour apprendre un geste technique qu’il est difficile d’expliquer en photo ou à l’écrit. »

« Le public de mes réseaux sociaux et celui de mes livres n’a rien à voir » renchérit Guillaume Sanchez. « En termes de génération, les gens n’ont pas le même rapport au livre de recettes et aux réseaux sociaux. Donc je m’adapte en fonction : je suis plus blagueur sur internet, plus technique dans les livres. » À la question de savoir ce qui est le plus pratique entre les recettes sur Internet ou dans un livre, la réponse dépend donc de ce que l’on cherche. 

Le livre de recettes a-t-il un avenir ?

Gratuité, disponibilité, pédagogie : les avantages des recettes sur les réseaux sont certes nombreux, mais ils n’enterreront pas les livres de recettes selon Ronite Tubiana, directrice éditoriale du département Art de Vivre de Flammarion. « Malgré l’émergence des influenceurs sur les réseaux, qui a été accélérée par le confinement, le livre de recettes a de belles années devant lui. Le Covid a fait que les gens sont retournés aux fourneaux et se sont intéressés à ce qu’il y avait dans leur assiette. Et même s’il ya beaucoup de contenu gratuit sur Internet, ça n’a pas empêché les succès éditoriaux comme par exemple le livre de Cyril Lignac. » Confinés, les jeunes se sont mis à cuisiner de manière simple et pas chère, ce qui a créé un nouveau marché. « Les influenceurs food ont donc émergé. Mais pour 100 TikTokeurs, peu vont finalement sortir un livre, et encore moins vont rencontrer le succès. Toutefois, il y a un marché, il faut juste trouver le bon filon et la manière d’en parler. »

Pour miser sur le bon profil, les maisons d’édition utilisent la popularité sur les réseaux pour jauger le potentiel de leurs futurs auteurs, explique Ronite. « Il y a deux approches. Soit on prend quelqu’un qui est en phase de croissance, à 5 ou 10 000 folllowers, qu’on accompagne dans la constitution de sa communauté. Soit on prend quelqu’un de déjà repéré, mais là, c’est la course à l’éditeur, il faut être plus rapide que les collègues. » Au-delà de ce réel marqueur qu’est devenue la présence numérique, il faut pouvoir se démarquer dans les étals des libraires qui débordent de livres de cuisine. Mais si l’effet Covid avait effectivement boosté les ventes du secteur, celles-ci ont baissé de 18 % en 2022 par rapport à 2021, d’après une étude GFK.

Finalement, les réseaux sociaux ont bousculé notre façon de faire de la cuisine. Mais sûrement pas au point de détrôner le traditionnel livre de cuisine, qui présente les avantages de la practicité, de l’annotation, et de l’attachement sentimental. D’ailleurs, les vidéos des recettes n’ont pas l’objectif de le détrôner, mais plutôt de donner envie au public de retourner aux fourneaux.

Eva Kling